Dans le premier article de cette longue série nous avons défini ce qu’était l’apprentissage situé. Ici, après un petit détour par un débat entre deux sociologues et une petite histoire se déroulant dans une boulangerie, nous présenterons nos propres motivations et les raisons pour lesquelles il est utile de s’intéresser à la théorie de l’apprentissage situé.
Cyril Lemieux: Nous avons là un désaccord presque métaphysique. Pour vous le social arrive par l’agrégation d’intentions individuelles qui lui préexistent. Avec Durkheim, je considère au contraire que le social est profondément logé en nous. La personne qui pense « je vais aller chercher une baguette de pain » ne pense pas comme un individu isolé. Il y a déjà du social dans cette simple pensée, ne serait-ce que qu’elle se formule dans un langage que l’individu n’a pas inventé. Le social est lié aux formes mêmes dans lesquelles nous agissons. Penser que l’individu précède le social s’origine dans l’individualisme libéral. C’est le raisonnement des économistes standards: des individus se rencontrent, se coordonne et font des calculs sur la base de leur intérêt propre. Je ne partage pas du tout cette vision
Gérald Bronner: Je ne prétends pas statuer sur le fait que le social précède l’individu ou pas. Je prétends comprendre et expliquer les faits sociaux tels qu’ils se présentent. Or les sciences cognitives augmentent nos capacités de compréhension. Par exemple les phénomènes sociaux relevant des croyances ne peuvent pas être compris si l’on ignore un biais cognitif comme « l’effet râteau », c’est à dire le fait que notre cerveau s’attende toujours à ce que des phénomènes aléatoires se produisent à un rythme régulier. Or cette disposition mentale ne se révèle pas en faisant des entretiens. Et peu importe qu’elle relève de l’acquis ou de l’inné. Mais le fait est que ce biais permet de mieux comprendre que la croyance n’est pas seulement un construit social…
Souvenons-nous de la définition donnée dans l’article précédent:
« Selon cette approche, la cognition ne réside pas dans la tête d’un individu, sous la forme de connaissances abstraites qui sont « transportées » d’une situation à une autre. La cognition se trouve plutôt dans l’interaction entre une personne et les autres personnes qui l’entourent, les objets et les outils qui se trouvent dans son environnement ainsi que les pratiques sociales développées au sein de sa culture. » (BASQUE]
Le débat entre les deux sociologues illustre l’opposition qu’il y a entre une théorie « sociale » de l’apprentissage et une théorie « cognitive » de l’apprentissage. Le débat n’est pas clos comme nous aurons prochainement l’occasion d’y revenir dans un article de la série.
Il était une fois un boulanger qui avait 3 apprentis. Un jour, un consultant en développement personnel qui achetait son pain chaque matin dans cette boulangerie, sollicita un rendez-vous, pour parler « développement des compétences » des jeunes apprentis (3 garçons de 16, 17 et 18 ans). Après les salutations d’usage, ils s’installèrent dans le fournil, où le boulanger continuait son travail tout en répondant aux questions du consultant. La première question était formulée ainsi : « Qu’est que vous leur apprenez en premier ? ». La réponse fusa sans effort : «je leur apprends à dire bonjour » en arrivant. » et, à uriner* dehors avant de venir au travail. Tout en me parlant le maître boulanger continue de grigner [2] les pâtons avant de les enfourner. Les trois apprentis, sont eux aussi engagés dans la production, sur d’autres tâches, la coordination de l’activité étant assurée par l’apprenti de 3e année, qui par sa posture, les « ordres »/ « instructions » qu’il donne aux autres a pris le rôle d’un compagnon.
On s’attendrait de la part du boulanger à des indications précises sur les savoir-faire techniques, or ce qui est mis en avant sont des savoir-être et ou des savoirs « tacites » ; le premier est un savoir culturel, comment se comporter en société, le deuxième est un savoir tacite sensoriel qui vise à faire prendre conscience aux apprentis du lien qu’il y a entre le degré d’hygrométrie dans l’air et la manière dont la pâte va se comporter. Pendant que le maître boulanger travaille, les apprentis eux aussi travaillent sans attendre d’instructions. Les tâches qu’ils prennent en charge sont en relation avec leur savoir-faire et le niveau atteint dans leur pratique.
* le boulanger-pâtissier avait utilisé un autre mot, et n’avait pas pleine conscience de la dimension sexiste de son propos.
Dans le prochain article, j’aborderai ma méthode de travail pour produire cette série d’articles, et donnerai, en annexe, une première bibliographie des ouvrages qui seront consultés / étudiés au cours de la recherche.
[1] Débat entre Gérald Bronner et Cyril Lemieux (source: L’Obs N° 2760 -28/09/2017)
[2] Le grignage consiste à travailler la surface du pâton juste avant le début de la cuisson ; c’est donc la découpe faite en référence par le boulanger avant l’enfournage du pain. Les grignes formées permettent de concevoir des « cheminées » par lesquelles le CO2 (produit lors de la fermentation) et la vapeur d’eau vont pouvoir s’évacuer. Dans notre histoire, le maître-boulanger utilise une lame de rasoir montée sur un petit manche aimanté, ce qui lui permet de fixer sur la porte du frigo la lame quand il n’en a plus l’usage, par exemple au moment où il va enfourner le pain.
[3] Illich : Deschooling Society
[5] John Holt : How Children Fail
[5] ZPD:La zone proximale de développement (ZPD) se situe entre la zone d’autonomie (ce que l’élève sait faire seul) et la zone de rupture (ce que l’élève ne sait pas faire, même si on l’aide). La ZPD se définit comme la zone où l’élève, à l’aide de ressources, est capable d’exécuter une tâche
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