Théories et pratiques de l’apprentissage situé 2/101

 Pourquoi s’intéresser à la théorie de l’apprentissage situé?

Introduction

Dans le premier article de cette longue série nous avons défini ce qu’était l’apprentissage situé. Ici, après un petit détour par un débat entre deux sociologues et une petite histoire se déroulant dans une boulangerie, nous présenterons nos propres motivations et les raisons pour lesquelles il est utile de s’intéresser à la théorie de l’apprentissage situé.

Débat de sociologues [1]

Extrait du débat

Cyril Lemieux: Nous avons là un désaccord presque métaphysique. Pour vous le social arrive par l’agrégation d’intentions individuelles qui lui préexistent. Avec Durkheim, je considère au contraire que le social est profondément logé en nous. La personne qui pense « je vais aller chercher une baguette de pain » ne pense pas comme un individu isolé. Il y a déjà du social dans cette simple pensée, ne serait-ce que qu’elle se formule dans un langage que l’individu n’a pas inventé. Le social est lié aux formes mêmes dans lesquelles nous agissons. Penser que l’individu précède le social s’origine dans l’individualisme libéral. C’est le raisonnement des économistes standards: des individus se rencontrent, se coordonne et font des calculs sur la base de leur intérêt propre. Je ne partage pas du tout cette vision

Gérald Bronner: Je ne prétends pas statuer sur le fait que le social précède l’individu ou pas. Je prétends comprendre et expliquer les faits sociaux tels qu’ils se présentent. Or les sciences cognitives augmentent nos capacités de compréhension. Par exemple les phénomènes sociaux relevant des croyances ne peuvent pas être compris si l’on ignore un biais cognitif comme « l’effet râteau », c’est à dire le fait que notre cerveau s’attende toujours à ce que des phénomènes aléatoires se produisent à un rythme régulier. Or cette disposition mentale ne se révèle pas en faisant des entretiens. Et peu importe qu’elle relève de l’acquis ou de l’inné. Mais le fait est que ce biais permet de mieux comprendre que la croyance n’est pas seulement un construit social…

Quel rapport avec l’apprentissage situé?

Souvenons-nous de la définition donnée dans l’article précédent:

« Selon cette approche, la cognition ne réside pas dans la tête d’un individu, sous la forme de connaissances abstraites qui sont « transportées » d’une situation à une autre. La cognition se trouve plutôt dans l’interaction entre une personne et les autres personnes qui l’entourent, les objets et les outils qui se trouvent dans son environnement ainsi que les pratiques sociales développées au sein de sa culture. » (BASQUE]

Le débat entre les deux sociologues illustre l’opposition qu’il y a entre une théorie « sociale » de l’apprentissage et une théorie « cognitive » de l’apprentissage. Le débat n’est pas clos comme nous aurons prochainement l’occasion d’y revenir dans un article de la série.

Le boulange-pâtissier et ses apprentis

L’histoire

Il était une fois un boulanger qui avait 3 apprentis. Un jour, un consultant en développement personnel qui achetait son pain chaque matin dans cette boulangerie, sollicita un rendez-vous, pour parler « développement des compétences » des jeunes apprentis (3 garçons de 16, 17 et 18 ans). Après les salutations d’usage, ils s’installèrent dans le fournil, où le boulanger continuait son travail tout en répondant aux questions du consultant. La première question était formulée ainsi : « Qu’est que vous leur apprenez en premier ? ». La réponse fusa sans effort : «je leur apprends à dire bonjour » en arrivant. » et, à uriner* dehors avant de venir au travail. Tout en me parlant le maître boulanger continue de grigner [2] les pâtons avant de les enfourner. Les trois apprentis, sont eux aussi engagés dans la production, sur d’autres tâches, la coordination de l’activité étant assurée par l’apprenti de 3e année, qui par sa posture, les « ordres »/ « instructions » qu’il donne aux autres a pris le rôle d’un compagnon.

Le sens de l’histoire

On s’attendrait de la part du boulanger à des indications précises sur les savoir-faire techniques, or ce qui est mis en avant sont des savoir-être et ou des savoirs « tacites » ; le premier est un savoir culturel, comment se comporter en société, le deuxième est un savoir tacite sensoriel qui vise à faire prendre conscience aux apprentis du lien qu’il y a entre le degré d’hygrométrie dans l’air et la manière dont la pâte va se comporter. Pendant que le maître boulanger travaille, les apprentis eux aussi travaillent sans attendre d’instructions. Les tâches qu’ils prennent en charge sont en relation avec leur savoir-faire et le niveau atteint dans leur pratique.

* le boulanger-pâtissier avait utilisé un autre mot, et n’avait pas pleine conscience de la dimension sexiste de son propos. 

Motivations personnelles pour entreprendre cette série d’articles

  1. Mes motivations personnelles remontent à l’enfance : depuis toujours je ne suis intéressé à l’éducation, et, ne trouvant pas dans le système éducatif ce qui correspondait à mes attentes, je me suis construit un parcours d’apprentissage hors programme qui correspondait à mes intérêts profonds. Très tôt j’ai lu les ouvrages d’auteurs qui remettaient en cause l’école et son fonctionnement (Illich [3], John Holt [4], …
  2. Aujourd’hui, mes propres pratiques de de modérateur de communauté de pratique, de formateur « digital » reposent le plus souvent sur des mises en situation, qui obligent à collaborer en utilisant les outils qu’il s’agira de maîtriser. Je suis attentif à la modélisation (à la fois conceptuelle et comportementale) des processus de conception et d’accompagnement.
  3. M’intéressant par vocation à l’animation de communautés de pratique interculturelles, je suis naturellement attiré par toute théorie qui prend en compte à la fois la culture et la langue des participants. Cette dernière dimension étant dans le fil naturel de ma formation initiale en langues, et cultures anglo-saxonnes, germaniques et nordiques

Pourquoi s’intéresser à la théorie de l’apprentissage situé?

  1. Tout d’abord, cette théorie de l’apprentissage permet de ré-examiner les pratiques scolaires et de la formation « traditionnelle » réputée inefficaces et d’imaginer d’autres modalités de fonctionnement d’une école.
  2. Si le savoir n’est pas dans la tête des individus, mais dans les interactions entre les individus et leur environnement, dans les relations entre les individus, alors il faut aussi se pencher sur l’aménagement de l’espace, du temps et des relations au travail, notamment si l’on s’intéresse au sujet de l’organisation apprenante et ce que l’on appelle la FEST : La formation en situation de travail.
  3. Appliqué au concept de « Communauté de pratique », il découle directement de cette théorie que c’est la participation aux activités de la communauté qui est formatrice, et que le membre de la communauté va progresser d’une participation « périphérique légitime » à une participation, centrale, au coeur de la communauté
  4. Enfin, cette théorie est en cohérence avec une autre théorie plus ancienne, celle du socio-constructivisme qui met en évidence le rôle du langage et des autres dans les processus d’apprentissage – avec le concept clé de ZPD ou Zone Proximale de Développement. [5]

Dans le prochain article, j’aborderai ma méthode de travail pour produire cette série d’articles, et donnerai, en annexe, une première bibliographie des ouvrages qui seront consultés / étudiés au cours de la recherche.

Références et sources

[1] Débat entre Gérald Bronner et Cyril Lemieux (source: L’Obs N° 2760 -28/09/2017)

[2] Le grignage consiste à travailler la surface du pâton juste avant le début de la cuisson ; c’est donc la découpe faite en référence par le boulanger avant l’enfournage du pain. Les grignes formées permettent de concevoir des « cheminées » par lesquelles le CO2 (produit lors de la fermentation) et la vapeur d’eau vont pouvoir s’évacuer. Dans notre histoire, le maître-boulanger utilise une lame de rasoir montée sur un petit manche aimanté, ce qui lui permet de fixer sur la porte du frigo la lame quand il n’en a plus l’usage, par exemple au moment où il va enfourner le pain.

source

[3] Illich : Deschooling Society

[5] John Holt : How Children Fail

[5] ZPD:La zone proximale de développement  (ZPD) se situe entre la zone d’autonomie (ce que l’élève sait faire seul) et la zone de rupture (ce que l’élève ne sait pas faire, même si on l’aide). La ZPD se définit comme la zone où l’élève, à l’aide de ressources, est capable d’exécuter une tâche

 

 

Related Posts

Leave a Comment!

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *