Communautés de pratique et management de la formation – 6/6

Nicolas Roche et Pascal Lièvre  – La communauté épistémique : genèse et approfondissements

 

Introduction

Cet article est le sixème et dernier article consacré à une analyse commentée de l’ouvrage Communauté de pratique et management de la formation  » ouvrage collectif, sous la direction d’Eddie Soulier et Jacques Audran, paru aux Presses de l’UTBM   [1]

Dans cet article, nous allons présenter rapidement, en le commentant occasionnellement, l’article de Nicolas Roche et Pascal Lièvre  – la communauté épistémique  : genèse et approfondissements

Vous trouverez en fin d’article, dans la partie « références et note [2]» un lien direct vers les articles précédents de la série.

Comme pour les articles précédents, nous allons respecter la structure de l’article et le résumer en le citant fréquemment.

L’article boucle en quelque sorte la troisième partie de l’ouvrage collectif, les auteurs indiquent que «  l’objet de l’article est de détailler le développement des travaux de recherche autour de la notion de «  communauté épistémique  » (CE), et de de souligner aussitôt que «  cette notion est moins connue que la notion de communauté de pratique  ».

Introduction de l’article de Nicolas Roche et Pascal Lièvre

L’intention des auteurs est en substance de clarifier ce qui fait rupture et continuité entre la communauté épistémique et communauté de pratique  : «  En approchant l’une nous clarifions l’autre  »

Rupture  : « la communauté de pratique rassemble des membres homogènes et la communauté épistémique des membres hétérogènes »

Continuité  : l’une et l’autre sont «  des communautés d’apprentissage qui pratiquent respectivement la participation périphérique légitime  »

Le corps de l’article nous présente l’histoire de deux programmes de recherche :

-L’histoire des recherches en sciences politiques

– Le programme de recherche dans le champ des sciences économiques

La conclusion met en perspective les deux programmes et s’interroge sur les soubassements théoriques en termes de théorie de l’apprentissage de ces deux programmes.

Histoire des recherches en science politique

Dans le paragraphe d’introduction, les auteurs nous indiquent que les chercheurs en science politique ont été les précurseurs en matière de communauté épistémique.

De l’idée d’origine (développer un nouveau corpus théorique), à sa complexification,  quand ils s’intéressent «  à l’articulation des connaissances scientifiques des chercheurs et connaissances expérientielles des politiques, experts ou lobbyistes. »

Au risque d’être hétérogène dans le traitement de la synthèse de l’article, nous allons nous contenter dans donner la structure, et d’en extraire deux passages qui nous permettront de mieux contraster communauté épistémique et communauté de pratique, et identifier une problématique commune

Structure de cette partie  :

Les travaux précurseurs d’Ernst Bernard Haas

Sur le rôle d’Ernest Bernard Haas (1924-2003), sur son ouvrage de référence «  Scientists and World Order, The Use of Technical Knowledge in International Organizations” et sur la première apparition, en 1979, du terme «  communauté épistémique  » (epistemic community) utilisé en référence à un groupe de chercheurs qui ont une croyance partagée sur une certaine manière de faire de la science  ».

Le numéro spécial de la revue International Organization

Sur le rôle de 3 doctorants d’Ernst Bernard Haas dans la genèse de la pensée sur la CE. Sur la notion «  d’épistémè  » empruntée à Foucault (1966), le socle sur lequel s’articulent les connaissances, autrement dit les cadres généraux de la pensée propres à une époque. Sur Emmanual Adler et ses «  intellectual guerrillas  », sur une définition de la communauté épistémique (voir extrait ci-après), sur l’apprentissage des décideurs (selon Peterson et Peter Haas), sur les types de membres des communautés épistémiques (selon Drake et Nilolaidis), sur ce les prémisses de ce que l’on appellera plus tard le «  codebook  », sur les modalités de diffusion des idées.

Les travaux de Cross et Dunlop

Sur les périodes favorables à l’apparition des CE, sur le moment ou les CE ont le plus de chance d’influencer les décideurs, sur les conditions d’influence, sur la mesure du degré d’expertise d’une CE, sur l’intégration des savoirs nouveaux, sur l’importance des hommes et des idées dans les CE, sur la question de l’apprentissage au sein et au de-là des communautés épistémiques, et la faible connaissance que l’on en a (voir extrait)…

Extraits

Définition d’une communauté épistémique

«  Haas (1992, p. 3) définit une communauté épistémique comme :

« Un réseau de professionnels ayant une expertise et des compétences reconnues dans un domaine particulier et ayant une légitimité en matière de conduite d’une politique dans un

domaine spécifique. Bien qu’une communauté épistémique puisse être constituée de professionnels de diverses disciplines et d’horizons,

ils ont  :

(1) un ensemble commun de croyances normatives et des principes, qui fournissent une justification basée sur la valeur de l’action sociale des membres de la communauté ;

(2) une causalité de croyances partagées qui sont dérivées de l’analyse des pratiques menant ou contribuant à un ensemble de problèmes centraux dans leur domaine et qui ont ensuite servi de base pour élucider les multiples liens entre les actions politiques possibles et les résultats escomptés ;

(3) des notions communes de validité(des critères intersubjectifs définis en interne pour la mesure et

la validation des connaissances) dans le domaine de leur expertise; et

(4) une démarche politique commune qui est un ensemble de pratiques communes associées à un ensemble de problèmes auxquels leurs compétences professionnelles sont dirigées.

Ce qui lie les membres d’une communauté épistémique est leur croyance partagée ou la foi en la vérité et l’applicabilité des formes particulières de la connaissance ou des vérités spécifiques. »

Sur la question de l’apprentissage selon Dunlop

«  Elle propose cinq perceptions de l’apprentissage au sein des CE: »

L’apprentissage peut être:

  1. vu comme un instrument politique induit par le désir de faire de meilleures politiques publiques;

  2. l’apprentissage comme persuasion et socialisation – Haas parle d’un « constructivisme limité » (1992, p. 23) qui fait que les intérêts et les identités des preneurs de décision auront un impact sur la persuasion, la réflexion et la redéfinition des décideurs – ;

  3. l’apprentissage par le calcul qui sous-entend « une logique des conséquences » – les décideurs politiques maximisent leur utilité en fonction des conséquences – ;

  4. l’apprentissage par l’irréfléchi – la CE est une façon de sortir des « logiques de l’habitude » – ; enfin,

  5. l’apprentissage comme légitimité – pour les « jeux de conseil », les communautés épistémiques peuvent être vues comme des symboles d’autorité et de légitimité.

En dépit de ces travaux, nous ne connaissons encore que peu de choses sur l’apprentissage au sein et au-delà des communautés épistémiques. […]

Communauté épistémique et sciences économiques et de gestion

Structure de cette partie  :

Le cadre de l’économie des connaissances comme point de départ

Sur l’impulsion donnée au collectif  ; sur Paul A. Davie et l’histoire économique des Etats-Unis  ; sur Dominique Foray et le groupe d’experts «  Knowledge for Growth  » de la Commission européenne, sur le contexte de l’économie de la connaissance  ; Sur la discontinuité e notre économie par rapport aux périodes précédentes  ; sur la rupture matérialisée par une montée du capital intangible par rapport au capital tangible  ; sur les communautés de connaissance  ; sur la part croissante de l’apprentissage résultant d’actions collectives informelles.

Le projet TIPIK et les chercheurs du BETA

Sur l’un des programmes-cadres de l’UE, le projet TIPIK (Technology and Infrastructures Policy In the Knowledge based-economy) et les chercheurs du BETA (Bureau d’Economie Théorique et Appliquée) de l’Université de Strasbourg  ; sur l’impact des TIC sur la création et la transmission des connaissances  ; sur une définition de la CE précisée par Cowan et alii  ; sur «  l’autorité procédurale  », un concept clé

Les travaux récents de Patrick Cohendet

Sur les approfondissements apportés à la théorie par Patrick Cohendet, Olivier Dupouët et Frédéric Créplet à la notion de communauté épistémique dans leur livre «  La gestion des connaissances  : Firmes et communautés de savoir (2006)  ; sur le but des communautés épistémiques  ; sur l’impact de la variété et de l’hétérogénéité des membres sur la qualité des résultats  ; sur le concept de «  codebook  »  ; sur l’incapacité des théories actuelles à expliquer totalement l’apparition d’idées et d’innovations radicales  ; sur les deux types d’apprentissage au sein de communautés épistémiques.

Extraits

«  Cowan et alii (2000) dans The explicit economics of knowledge codification and tacitness (nous indiquent) que la communauté épistémique est « un petit groupe d’agents travaillant sur un sous-ensemble mutuellement reconnu de problèmes liés à un type de connaissance, qui au minimum acceptent une autorité procédurale reconnue de la même façon par tous et jugée essentielle au succès de leur activité cognitive ».

«  … autorité procédurale. Elle peut se définir par un ensemble de règles et de procédures plus ou moins explicites auxquelles se soumettent les agents de la communauté

« Le but des communautés épistémiques est de délivrer au monde extérieur une connaissance objective, en vue d’en modifier l’état » (Cohendet et alii, 2006, p. 38)

La première tâche des agents de la communauté est de créer un codebook (Cohendet et alii, 2006). Ce codebook est un support qui permettra à la communauté de partager un vocabulaire commun, un jargon, des définitions. Il est souvent assimilé ou traduit par le terme « dictionnaire », mais les auteurs qui l’évoquent (Cowan et alii, 2000 ;Cohendet et alii, 2006) ne développent pas en profondeur ce concept.

Il existe deux types d’apprentissage au sein de la communauté épistémique: l’apprentissage par interaction et l’apprentissage expérimental (Cohendet et alii, 2000 ; 2003).

Conclusion (de l’article)

Structure

Dans leur conclusion les auteurs indiquent les points communs entre les communautés épistémiques au sens des chercheurs en sciences politiques et au sens des chercheurs en gestion.

Ensuite, ils abordent les différences,

et enfin, ils esquissent les voies possibles de recherche

Extraits

« Les deux courants de recherche autour des communautés épistémiques sont conscients d’un certain nombre de voies possibles de développement de leurs travaux. Par exemple, Cross (2013) est récemment revenue sur vingt ans de recherches sur les communautés épistémiques. Elle propose de repenser les communautés épistémiques en prenant en compte un certain nombre de critiques. Elle met en lumière le fait que la majorité des recherches de ce collectif restreignent le champ empirique en se concentrant presque exclusivement sur des groupes de scientifiques et n’examinent que des études de cas uniques (Cross, 2011 ; 2013). […]

La question de l’apprentissage au sein des communautés épistémiques a été peu abordée par les deux courants de recherche. […]

« Ne faudrait-il pas interpeller d’une manière plus frontale cette notion de communauté épistémique à partir du cadre théorique issue de l’apprentissage situé comme le proposent Amin et Roberts (2008) ?Ces différents développements mettent en lumière à la fois la nécessité de distinguer clairement la notion de communauté de pratique, telle qu’elle a été définie par Wenger en 1998, de la notion de communauté épistémique, telle qu’elle est définie d’une manière convergente par Haas (1992) et Cohendet et alii (2006), mais aussi le socle commun que constitue, pour ces deux types de communauté, une théorie située de l’apprentissage. »

Commentaire final  :

Cet article est le dernier de la troisième section de l’ouvrage, il boucle la boucle en concluant sur le socle commun  : la théorie de l’apprentissage situé, évoqué par Wenger dans sa préface, par Soulier et Audran dans leur introduction générale t ailleurs régulièrement dans l’ouvrage. C’est une incitation à aller voir du côté de cette théorie dont Wenger nous dit qu’elle a beaucoup évolué depuis la création du concept de communauté de pratique. Que nous dit aujourd’hui la théorie se l’apprentissage situé  ? Comment prend-elle en compte l’usage des technologies digitales dans les processus d’apprentissage  ? Et que nous dit-elle sur l’impact de l’Intelligence artificielle, le deep learning, dans nos futures stratégies d’apprentissage  ? Socrate ne s’élevait-il pas contre l’invention de l’écriture [3]

Epilogue

Ici ce termine cette première série d’articles sur les communautés de pratique.

Je prévois dès maintenant de publier en septembre 2018 une nouvelle série d’article plus particulièrement centrés sur les communautés de pratique interculturelles, qui, vous l’aurez certainement compris, constituent mon point de focus professionnel des années récentes et des prochaines années.

Vivre et travailler en Allemagne, m’ouvre une fenêtre sur les différences culturelles profondes,  entre la France et l’Allemagne, entre les Allemands et ses nouveaux habitants réfugiés, entre les Allemands et leurs voisins d’outre Rhin. La très grande majorité des entreprises françaises « ignorent » l’essentiel pour ne pas dire tout de la culture allemande. Dans son numéro spécial « Allemagne terre inconnue » du 21 au 27 septembre 2017,  Courrier International lève le voile. En septembre 2018, je serai probablement en mesure de vous ouvrir les portes, depuis l’intérieur, de quelques entreprises allemandes de dimension mondiale ayant des pratiques avancées en matière de communautés de pratique.

En attendant, la prochaine série d’articles de ce blog sera consacrée à l‘apprentissage situé: une théorie de l’apprentissage qu’il n’est pas inutile de connaître quand on s’intéresse à l’apprentissage dans les communautés de pratique. Et, comme la série d’articles qui se termine nous l’a confirmé: « Il n’y rien de plus pratique qu’une bonne théorie ».

Références et Notes

[1] Communauté de pratique et management de la formation  » ouvrage collectif, sous la direction d’Eddie Soulier et Jacques Audran, paru aux Presses de l’UTBM

[2] Dans les articles précédents nous avons présenté  :

  1. Le contenu des préfaces, de Jean-Louis Billoët et Etienne Wenger-Trayner ainsi que l’introduction de l’ouvrage par les auteurs (Eddie Soulier et Jacques Audran)

  2. L’article d’Amaury Daele  : «  Vers un modèle de compréhension des processus et de l’expérience d’apprentissage au sein des communautés en réseau  » 

  3. L’article d’Eddie Soulier  : La pratique: un phénomène, une perspective ou une ontologie? Quelques clés de lecture pour identifier, délimiter et caractériser une pratique

  4. L’article de Louis-Pierre Guillaume  : Communities@Work: des communautés en réseau chez Schneider Electric

  1. Christian Martin: Dimensions interculturelles de la communication au sein de communautés de pratique naissantes: confiance, conversations, convivialité

[3] Mais tel n’est pas l’avis de Thamous, dans la bouche de qui Socrate met ses principaux griefs contre l’écriture  :   En premier lieu loin de faciliter la mémoire l’écriture favorisera l’oubli, car ce qui est écrit n’a plus besoin d’être mémorisé La mémoire écrite est une mémoire morte, par laquelle la faculté de mémorisation, mémoire vivante indispensable à l’activité intellectuelle, dépérit. Cet art produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire.

Extrait du Cours de Jacqueline Morne sur le  Phèdre de Platon.
Mis en ligne le 11 mai 2012.
© : Jacqueline Morne

source  : http://pierre.campion2.free.fr/mornejphedre.htm

Platon,  Phèdre, GF Flammarion, 2004.

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